Sommaire
du Bulletin de l’IHTP n° 72
octobre 1998
Éditorial par Henry Rousso
État
de la recherche :
- Calendrier
des activités 1998-1999
- Travaux sur
la Seconde Guerre mondiale
- Télévision
: source, objet, écriture de l’histoire
- Cinéma
et écriture historique
- Histoire de
l’architecture urbaine au XXe siècle
- Histoire des
intellectuels : Histoire comparée des intellectuels
- Figures contemporaines
de l’épistémologie de l’histoire. Michel de Certeau et l’écriture
de l’histoire
- L’administration
de l’État dans la France du vingtième siècle
- Histoire de
la décolonisation : conflits coloniaux et post-coloniaux
- Les
années 68 : événement, cultures politiques et modes
de vie
- Histoire et
sociologie de la justice et du droit
- Action publique
et sociétés contemporaines
Intervention
La
vie de l’IHTP :
- Nouvelles de la
bibliothèque par Anne-Marie Pathé
- Arrivées
et départ
-
- Nouvelles parutions
Le débat historiographique en Israël autour de la Shoah : le cas du leadership juif
par Raya Cohen
La
vivacité du débat historiographique autour de la Shoah
en général, et du leadership juif[1]
en particulier s’explique d’avantage par des raisons politiques que scientifiques,
comme ce fut le cas, entre autres exemples, pour la « querelle des historiens
» en Allemagne (Historikerstreit), il y a une dizaine d’années.
Toutefois, dans la mesure où ce débat se déroule dans le
contexte d’une paix possible au Moyen-Orient, à la suite des Accords
d’Oslo, il est l’inverse politique du cas allemand : la demande
de révision de l’histoire de la Shoah vient ici d’une partie de la gauche
israélienne, et non des conservateurs, comme ce fut le cas en Allemagne.
Elle est formulée surtout par ceux qui se rallient, en général,
à des idéaux anti-nationalistes et souvent radicaux, et qui sont
notamment favorables à la reconnaissance du droit à l’autodétermination
des Palestiniens. C’est eux que l’on désigne sous le nom de « nouveaux
historiens »[2]. Mais, à l’instar
du débat allemand, le débat autour de la Shoah nourrit
beaucoup plus d’articles d’analyse et de commentaires que de véritables
travaux historiques, et son plus grand mérite semble plutôt de
permettre une réflexion renouvelée sur le rôle de l’historiographie
dans son rapport à la société.
Cela
étant, à la différence d’autres débats historiques
en Israël portant sur des conflits passés qui se prolongent dans
le présent comme la colonisation de la Palestine, la création
de l’État d’Israël, l’expulsion des Palestiniens, ou encore la politique
dite d’« intégration » des juifs orientaux , le débat
autour de la Shoah porte sur un chapitre clos. Il est donc, d’une certaine manière,
moins directement influencé par des positions proprement politiques.
Et le rapport des historiens à la société y apparaît
donc plus clairement.
Je
voudrais cependant démontrer que le débat autour de la Shoah est
à la fois motivé et limité par la question nationale.
J’esquisserai
donc d’abord le contexte dans lequel se déroule ce débat historiographique
en Israël, pour en donner ensuite une illustration autour de la question
du leadership juif.
Remarques sur
la mémoire de la Shoah en Israël
«
Ce n’était pas difficile de tout arrêter, il suffisait de bombarder
ces rails. Ils [les Alliés] savaient. Ils n’ont pas bombardé parce
que, à cette époque, les juifs n’avaient pas d’État, de
force militaire et politique pour se protéger », a déclaré
le premier ministre Benjamin Netanyahou, le 23 avril 1998, à Auschwitz,
à l’occasion de « la Marche des Vivants ». Selon lui, «
les Allemands ont enfermé les juifs dans un véritable enfer, sans
leur laisser un brin d’espoir de survivre, alors que les Polonais avaient été
condamnés à être des témoins impuissants devant le
crime monstrueux de l’Holocauste »[3].
Évidemment,
la pression exercée sur Benjamin Netanyahou à la veille de son
départ en Pologne, par les pays européens et surtout par les États-Unis,
en ce qui concerne les négociations avec Yasser Arafat, explique qu’il
ait eu recours à la thématique des victimes de la Shoah. De manière
implicite et afin de lever cette pression, il renvoie ainsi aux responsabilités
des Alliés vis-à-vis des juifs exterminés durant la guerre.
Cela n’a rien de nouveau. Menahem Begin, arrivé au pouvoir en 1977, est
considéré comme l’un de ceux qui ont le plus popularisé
la mémoire de la Shoah dans la conscience et la politique israéliennes.
C’est lui qui a fait de l’État hébreu l’héritier direct
des victimes de la Shoah. Dès lors, comme le constate Gulie Né’eman-Arad,
l’État a généré la peur d’un nouveau « génocide
» en rendant vivante la mémoire du Génocide commis par les
nazis, tout en se portant garant contre la répétition d’un tel
événement[4].
Cependant,
la place accordée aux Polonais dans le discours de Benjamin Netanyahou
est nouvelle, et révélatrice d’une évolution : les
Polonais, naguère condamnés en bloc par la mémoire collective,
passent d’un seul coup, dans le cadre d’une cérémonie internationale,
du statut de « témoins-collaborateurs » au statut de témoins
innocents, condamnés à « mourir avec les juifs ».
D’un côté, le propos Benjamin Netanyahou premier Premier
ministre israélien à participer à une cérémonie
à Auschwitz illustre la façon dont l’État entend
forger une mémoire chez ceux qui, comme lui, sont nés après
la guerre. D’un autre côté, il esquisse de nouveaux contours à
la mémoire collective, prenant le risque d’ignorer du coup la mémoire
des survivants juifs polonais. Benjamin Netanyahou exprime là
une prise de distance nouvelle à l’égard d’Auschwitz, qu’il désigne
comme un lieu de mémoire commun aux deux peuples, lesquels étaient
destinés à y disparaître[5].
Les
manipulations de la mémoire de la Shoah ne sont pas l’exclusivité
de Netanyahou ou de la droite. Ainsi Ehud Barak a été le premier
chef d’état-major à visiter officiellement le camp d’Auschwitz,
en 1992. Il y avait déclaré : « Nous, soldats des Forces
de défense israéliennes, venus dans ce lieu cinquante ans plus
tard, peut-être cinquante ans trop tard... »[6].
Ces propos lui ont valu la critique publique de Yehuda Bauer, un des principaux
historiens de la Shoah en Israël, qui l’a accusé d’anachronisme
et d’avoir ignoré complètement le contexte de la guerre
il semble, en effet, que l’image que Barak se fait d’Auschwitz renvoie plutôt
à son expérience de chef de commando à Entebbe qu’à
l’histoire du lieu proprement dite. Ehud Barak, devenu entre temps chef du parti
travailliste et futur rival de Benjamin Netanyahou, représente lui aussi
la nouvelle génération de politiciens nés en Israël
et non plus dans la Diaspora. Leurs approches respectives illustrent d’ailleurs
deux usages publics différents de la mémoire d’Auschwitz :
le premier fait référence à la puissance militaire d’Israël
qui tire une légitimité morale du sort fait aux juifs durant le
Génocide ; le second invoque la mémoire des victimes pour justifier
sa politique actuelle.
Que
disent les historiens, face à une exploitation aussi évidente
de l’Histoire ?
La
majorité s’accorde pour dénoncer le discours politique qui utilise
abusivement la mémoire de la Shoah. Mais leur consensus repose sur un
équilibre délicat entre idéologie, politique et histoire,
qui est lui-même le fruit d’une évolution récente.
Dans
les années d’après-guerre, les juifs victimes du régime
nazi n’ont pas échappé à la grille d’interprétation
générale qui a partagé les populations d’Europe occupée
entre héros et collaborateurs. C’est cela qu’exprime, par exemple, la
loi contre les nazis et leurs collaborateurs juifs décrétée
en 1950, et le fameux procès dit de Kasztner, en 1954[7].
« La destruction » (Hurban, en yiddish et en hébreu)
comme on appelait le Génocide avant qu’il ne devienne « Shoah »,
n’échappa pas aux querelles politiques. Chaque parti politique «
prenait » l’héroïsme à son compte et considérait
que les « traîtres » étaient chez les rivaux ;
le monde se divisait en deux, et il était clair que l’idéologie
de la victime déterminait sa mémoire. À cette époque
l’histoire du Génocide de millions des juifs était perçue
comme une défaite juive qui ne s’accordait pas avec le code moral du
sionisme, basé sur le rejet de la Diaspora et sur l’héroïsme.
Ben-Zion Dinur, disciple de Shimon Doubnov, et l’un des principaux historiens
de l’époque, également ministre de l’Éducation et l’un
des fondateurs de Yad Vashem créé par l’État afin de commémorer
les victimes de la Shoah, se demanda comment il fallait éduquer la jeunesse
israélienne et l’initier à l’histoire juive si brutalement interrompue
par l’extermination. Il a choisi de placer le début du sionisme en l’année
1700[8]. De cette manière les «
temps nouveaux » du peuple juif auraient commencé en Europe de
l’Est et auraient vu leur apogée avec la création de l’État
d’Israël ; la « Shoah » ne servait que de toile de fond
pour mettre en lumière la rédemption sioniste. Aujourd’hui, Dinur
est l’emblème de la vieille historiographie israélienne :
un symbole de la téléologie sioniste des années de la formation
de l’État d’Israël, pendant lesquelles l’histoire juive tout entière
était nationalisée pour développer le sens de l’État,
tandis qu’on rappelait la mémoire des héros du Ghetto pour la
défense de la jeune patrie ; quant au Génocide, lui, il était
ignoré.
Or
il n’en était pas ainsi dans la mémoire collective, ni parmi les
survivants (qui constituaient un tiers de la société !),
ni parmi ceux de leurs contemporains qui avaient passé en Palestine la
période de la guerre[9]. Cette histoire
de la mémoire de la Shoah est racontée par Tom Segev dans son
livre Le Septième Million (1991). Il la résume en ces mots : «
Si le Génocide a imposé une identité collective posthume
à six millions de victimes, il a aussi façonné l’identité
collective de ce nouveau pays non seulement pour les survivants arrivés
après la guerre, mais aussi pour l’ensemble des Israéliens, aujourd’hui
comme hier. C’est pour cela que je les ai appelés le septième
million’ " ;[10].
Aujourd’hui,
la Shoah, jadis refoulée, est enseignée : depuis 1980 elle
fait partie des valeurs éducatives établies dans la loi d’éducation
nationale. Naguère événement honteux et caché, elle
est maintenant incluse dans le répertoire des chanteurs les plus populaires
(telle la chanson « La petite station nommée Treblinka »),
et elle nourrit les pièces de théâtre et la satire politique
à la télévision. Cette histoire, après avoir été
occultée comme « défaite nationale », est devenue
le « lapin » magique des politiciens, qui s’en servent pour expliquer
les difficultés du présent, et pour reforger l’unité nationale
dans les moments de crise. La Shoah est devenue la base du rapport des juifs
(non religieux) à leur judéité ; sa mémoire
a acquis le statut de dogme, protégé par la loi de 1981 interdisant
la négation de la Shoah[11]. Or
dans cette société, façonnée sous le poids du Génocide,
non seulement Yasser Arafat ou Saddam Hussein sont parfois traités «
de Hitler », mais lors des manifestations du Likoud, c’est au tour du
gouvernement de Rabin d’avoir été dénoncé comme
Judenrat, (un gouvernement qui « cède » les juifs
à l’ennemi) ; l’effigie de Rabin y a même été
publiquement exposée en tenue de SS.
Certes,
le fait même de se servir en politique de la mémoire de la Shoah,
de façon positive ou négative, n’est ni nouveau ni évitable :
ce qui est nouveau, c’est le cynisme de son exploitation, qui
semble être sans limites faire appel aux symboles les plus sensibles
de la mémoire collective pour délégitimer une politique,
pourtant appuyée sur une majorité démocratique. Cela donne
une idée de la place occupée par la mémoire de la Shoah
et de sa réactivation permanente dans la société israélienne
d’aujourd’hui. Il y a dix ans, Yehuda Elkana, professeur de philosophie et alors
à la tête de l’Institut Van Lier, a écrit son fameux
plaidoyer en faveur de l’oubli de la Shoah. Il est arrivé à
la conclusion que l’injonction « souviens-toi » a conduit à
la haine et a alimenté une peur existentielle par des images précises
du Génocide, ce qui explique les aberrations des soldats israéliens
pendant l’Intifada. Les autres nations, doivent peut-être se souvenir,
« par contre nous, nous devons oublier », a écrit Yehuda
Elkana, lui-même survivant d’Auschwitz[12].
Face
à ce poids de la mémoire dans tous les domaines ,
la position des historiens de la Shoah est délicate. Arriveront-ils
à transformer la distance temporelle en une perspective critique, et
la mémoire en histoire ?
En
apparence la réponse est facile : depuis les années 1970,
et surtout depuis les années 1980, l’historiographie israélienne
s’est libérée du joug du sionisme téléologique et
des obligations idéologiques étroites envers les partis politiques.
Les historiens ont profité du climat de tolérance généré
par le libéralisme politique, ainsi que des célébrations
du cinquantenaire de la création de l’État et des sources historiques
accumulées depuis la Seconde Guerre mondiale. De plus, vivant dans un
État qui a affirmé formellement dans sa proclamation d’indépendance
et dans ses lois être l’héritier des « Six Millions »
de juifs victimes du nazisme, et vouloir les immortaliser, ces historiens ont
été quelque peu déchargés du « travail de
mémoire ». Pourtant, malgré cette évolution, la siutuation
des historiens n’est pas simple.
Les
historiens israéliens résistent aux excès de la mémoire
de la Shoah, alors que, dans leur grande majorité, ils sont étroitement
liés à la culture et à l’histoire européennes, et
alors que le Génocide fait partie intégrante de leur mémoire
personnelle et collective. Ils étudient la plus grande déchirure
de l’histoire juive, tout en cherchant à l’intégrer dans un
récit national. S’ils se veulent critiques dans leurs analyses, ils ne
peuvent cependant rester indifférents à l’opinion publique. Celle-ci
ne va pas forcément dans leur sens depuis que leur sujet de recherche
est devenu l’un des piliers de l’identité israélienne.
Afin
de montrer ce rapport particulier entre recherche, mémoire et politique,
j’aimerai donner des indications sur le débat historiographique autour
du leadership juif. C’est un débat qui occupe une place particulière
dans les médias, et concerne directement non seulement les survivants,
mais aussi peut-être surtout leurs contemporains qui vivaient
alors en Palestine et sont devenus l’élite dirigeante du pays.
L’historiographie
du leadership juif
Pendant
la guerre, certains dirigeants communautaires en Europe occupée restèrent
à leur postes, et assumèrent souvent un rôle de direction
sous l’occupation allemande, comme membres de Judenrat. D’autres responsables
ont préféré se démettre de leur responsabilité
ou la conserver dans la clandestinité, et en sont venus, plus tard, à
la résistance armée et aux « révoltes des ghettos
». Pourtant, la majorité des dirigeants a fui le continent ;
ceux qui en ont eu la possibilité se sont ralliés à la
direction de leur formation politique « mondiale » (sioniste, bundiste,
ou orthodoxe), regroupée depuis le début de la guerre aux États-Unis
ou, pour le camp sioniste, en Palestine.
Les
dirigeants des grandes organisations juives telles que le Joint
(la plus riche des organisations caritatives), ou l’Agence juive (l’exécutif
de l’organisation sioniste), ou encore le Congrès juif mondial
( lié à la Fédération des minorités auprès
de la Société des Nations) cédèrent à
la logique de guerre des Alliés. Sans en avoir véritablement le
choix, ils acceptèrent donc l’idée d’attendre la fin de la guerre
avant de s’occuper du sort des juifs européens, pourtant au cur
de leurs discours de propagande. Les derniers liens avec des juifs en territoires
occupés par les nazis furent rompus, et même le peu d’aide matérielle
envoyée aux juifs dans les camps de concentration et dans les ghettos
fut arrêtée, les Alliés ayant interdit ces opérations
sous prétexte que selon les Conventions de Genève, l’entretien
des prisonniers était du devoir du régime occupant.
Dans
l’attente de la fin de la guerre, les Britanniques arrêtèrent les
derniers bateaux de réfugiés qui cherchaient désespérément
à fuir le continent vers la Palestine, alors sous Mandat britannique.
Notamment ils firent échouer les négociations portant sur l’organisation
d’un voyage en Palestine de milliers d’enfants de pays balkaniques, menées
par l’intermédiaire du Comité international de la Croix Rouge.
Ce dernier refusa, par ailleurs, d’étendre sa protection aux détenus
juifs des camps, de peur de porter préjudice aux autres « internés
civils » sous sa protection. C’est en décembre 1942 que les Alliés
reconnurent publiquement que les juifs étaient les victimes d’une politique
systématique d’extermination. Cette découverte et la reconnaissance
publique de l’extermination sont à l’origine des tentatives de réaction
des dirigeants juifs, en dépit de la politique des Alliés. Mais
à la fin de 1942, 3 millions de juifs polonais, ainsi que des dizaines
de milliers de juifs déportés vers la Pologne à partir
d’Europe de l’Ouest et d’Europe centrale, ont déjà été
assassinés. Sur le sol polonais il ne reste que 300 000 juifs enfermés
dans des camps. Une longue histoire juive en Europe de l’Est s’est brutalement
achevée.
La
prise de conscience du Génocide change peu la politique des organisations
juives placées sous la protection des Alliés, et les buts poursuivis
au début de la guerre un État indépendant en Palestine,
la demande de rétablissement des droits civils des juifs, ainsi que l’immigration
prévue des millions de réfugiés d’Europe restent
au centre de leur politique. Dépendant toujours des Alliés, même
les modestes efforts faits pour venir au secours des juifs condamnés,
étaient voués à l’échec. La liste des principaux
efforts de sauvetage est dramatique mais courte :
°
« Immigration illégale » (non autorisée par les Britanniques)
en Palestine, arrêtée en 1941, et recommencée en 1944 ;
°
Engagement organisé des juifs dans le cadre des armées alliées
pour participer à la lutte contre le nazisme. (Les 32 parachutistes envoyés
dans les Balkans fin 1943-1944 deviendront le symbole des efforts fournis par
la communauté juive de Palestine à l’égard des juifs d’Europe.)
°
Envoi d’une aide matérielle arrêtée officieusement dès
1941, renouvelée par la suite, et qui n’acquiert une certaine importance
qu’à partir de 1944, avec l’établissement du War Refugee Board
par le State Department
°
Encouragement des efforts de sauvetage dépendant d’autres instances,
comme le gouvernement polonais en exil et la Croix Rouge, dont la plus célèbre
proposition fut de bombarder Auschwitz (juin 1944).
Trois
autres occasions de sauvetage se sont présentées directement à
la direction de l’Agence juive et du Joint sous la forme d’une
proposition d’échange de la vie de dizaines de milliers de juifs contre
une somme d’argent. Elles ont suscité un débat historiographique.
Fin 1942, 200 000 $ furent demandés aux organisations juives pour
sauver de la déportation les 20 000 juifs restés à
Bratislava après les rafles de 60 000 d’entre eux, et plus
tard pour monter un plan irréalisable d’arrêt des déportations
à Auschwitz ; l’échange de 70 000 juifs roumains qui
survécurent (sur 200 000) à la déportation vers la
Transnistrie (Sud de l’Ukraine) ; les négociations dites «
marchandise en échange de sang « : la demande de 10 000
camions en échange de la vie d’un million de juifs hongrois (mai 1944).
Ces
trois propositions furent repoussées par les Alliés, les dirigeants
juifs hésitants perdirent du temps, et finalement leurs maigres initiatives
échouèrent, mis à part un train qui quitta Budapest avec
1 200 juifs à bord... Kasztner, qui négocia avec les nazis,
sera inculpé en Israël comme collaborateur en 1954 ; assassiné
(1957), il sera finalement réhabilité (1958).
Après
la guerre, les principaux centres de l’historiographie de la Shoah se trouvent
aux États Unis et en Israël. Les premières études
ont d’abord été publiées par des survivants du Génocide
(Eck, Ash, Dvorzecki, Michman, Kermish, Averbuch, Weiss, et plus tard Gutmann
et Arad, pour citer quelques noms de chercheurs) à Yad Vashem, devenu
le centre de la recherche en Israël. Mais les premiers travaux ne sont
pas très différents des ouvrages collectifs de témoignages
sur une ville ou une bourgade détruites à jamais (Yizker bikher),
ou des récits personnels surtout ceux des partisans et des résistants
qui sont souvent les seules sources historiques des événements.
Les écrits de cette période sont l’expression du deuil ou des
souvenirs, plus que des études historiques méthodiques.
Ce
n’est qu’à la suite du Procès Eichmann, en 1961, que l’historiographie
de la Shoah fut investie d’une mission nationale : lier la Shoah à
l’histoire du sionisme tout en mettant en lumière la tragédie
des victimes, considérée jusqu’alors comme secondaire par rapport
à la révolte armée des ghettos[13].
Une
première conférence internationale est organisée par Yad
Vashem en 1968 autour du thème de « la Résistance (dans
le sens de « faire face à ») pendant la période de
la Shoah « : elle s’ouvre sur un exposé d’Anteck Zuckerman
le héros de la révolte du ghetto de Varsovie , suivi
d’analyses des différentes formes de résistances armées
ou d’actes de sabotage contre les déportations. Or et c’est ce
qui est nouveau des formes de résistance dites passives telles
que la collecte de documents sur les événements, l’éducation
illégale, ainsi que la lutte quotidienne pour la survie individuelle
sont discutées également. C’est une conférence emblématique :
d’un côté elle a établi le programme de l’historiographie
israélienne pour les 10 ou 15 ans à venir ; de l’autre, chaque
historien y exposa sa trajectoire individuelle pendant la guerre. Non seulement
l’histoire de la direction juive de « l’extérieur » était
faite par des protagonistes devenus historiens officiels de la direction sioniste
et du Congrès juif mondial, mais de plus les résistants
« actifs » parlèrent de leurs activités et
les autres historiens-survivants plaidèrent en faveur de formes d’héroïsme
non armé, qui auparavant n’avaient pas bonne presse[14].
Ce
n’est qu’à la fin des années 1970 et au début des années
1980 que la question du leadership juif se posa en termes critiques.
L’affaiblissement de l’hégémonie du Parti travailliste (au pouvoir
depuis les années 1930) permit une ouverture. L’historiographie israélienne
de la Shoah put ainsi profiter de travaux étrangers. Le livre d’Arthur
Morse Pendant que six millions meurent a été le premier,
semble-t-il, à examiner la position des États-Unis vis-à-vis
des juifs d’Europe et à poser la question du rapport entre les informations
sur l’extermination des juifs et la responsabilité des Alliés
à leur égard. Ce livre, écrit par un journaliste fut suivi
par d’autres[15] qui tous mirent à
l’ordre du jour la question des Bystanders des témoins,
des spectateurs (Zuschauers) et concluent que, au mieux, les Alliés
n’ont pas essayé de sauver les juifs et, au pire, en ont fait échouer
la possibilité. Les livres de Walter Laquer, The Terrible Secret
(1980) et de Martin Gilbert, Auschwitz et les Alliés (1981) établissent
avec précision la question de « qui savait quoi » sur l’extermination
des juifs. Il est avéré que le « terrible secret »
a filtré à l’extérieur presque en temps réel et
a été graduellement mis à jour ; depuis fin 1942,
il n’était plus possible de ne pas savoir[16].
L’autre influence viendra de l’historiographie allemande sur le Génocide
et notamment des « fonctionnalistes « : si la « Solution
Finale » n’était pas inévitable, alors peut-être aurait-on
pu sinon l’empêcher ou l’arrêter, du moins la retarder[17].
Ainsi,
la troisième conférence internationale de Yad Vashem (1974) a
été consacrée aux « Efforts de sauvetage »,
et a nuancé le tableau manichéen dressé jusqu’alors. À
côté des débats sur la position des Alliés et de
la Croix Rouge, s’ajoutent ceux concernant l’organisation de sauvetage des Polonais
(Zygota), l’armée italienne qui protégea les juifs en Croatie,
l’action du Danemark, les réseaux de sauvetage mis sur pied en Europe
de l’Ouest, et pour la première fois aussi les initiatives individuelles
de juifs et de non juifs les Justes. En marge ont aussi été
évoquées les réussites du Congrès juif Mondial
et du Joint. Le Joint sera le premier à devenir un sujet
de recherche historique sous la plume de Yehuda Bauer, qui a étudié
la question de la solidarité juive à partir de la politique du
Joint[18].
La
question de la direction sioniste, et notamment celle de la communauté
juive en Palestine, ne sera soulevée qu’aux marges du milieu académique :
Beit Zvi, un instituteur qui s’est déclaré de droite, publiera
à compte d’auteur un livre intitulé Le Sionisme post-Ugandiste
en crise (1977). Choqué par ce qu’il interprète comme l’apathie
du gouvernement israélien envers les juifs d’URSS, il conclut que depuis
1905 la direction sioniste favorise des intérêts nationaux abstraits
aux dépens de la possibilité de sauver des juifs persécutés.
Dans une étude inédite manquant de méthodologie
des archives de l’Agence juive pendant la Seconde Guerre mondiale et
des quotidiens de la période, il conclut que l’Agence juive a ignoré
les persécutions et puis les massacres des juifs en Europe, de peur de
nuire à l’objectif de la construction d’un État au nom des mêmes
juifs persécutés[19].
Ainsi,
à la fin des années 1970 se pose la question de savoir si la direction
sioniste avait délibérément occulté les informations
sur l’extermination des juifs... Dina Porat, qui est une des représentantes
les plus connues de la deuxième génération des historiens
de la Shoah, celle qui a grandi dans la période d’après-guerre,
essaie d’y répondre. Dans son étude exhaustive sur la direction
sioniste et la Shoah, parue en 1986, elle prétend que jusqu’à
novembre 1942 la direction sioniste n’avait même pas pu imaginer le sort
des juifs et qu’à partir de 1943 elle a essayé de les sauver mais
que ses efforts ont été voués à l’échec.
L’auteur établit la liste (mentionnée ci-dessus) de toutes les
occasions concrètes qui se sont présentées à la
direction sioniste et qui ont échoué. Elle en conclut, de manière
évidente, que la direction a été piégée entre
sa bonne volonté et son impuissance[20].
Parallèlement
s’est ouverte une véritable brèche historiographique concernant
le leadership sous l’occupation nazie. L’Alltagsgeschichte
venue d’Allemagne d’un côté, et l’essor de l’individualisme au
détriment des idéologies collectives de l’autre, donnent de l’importance
aux carnets personnels, et aux mémoires et témoignages de juifs
« ordinaires », comme sources historiques. Le constat d’Henri Michel
selon lequel les prisonniers de guerre soviétiques ne se sont pas révoltés
dans les camps de prisonniers, a eu beaucoup d’écho. Israël Gutman,
un des historiens les plus importants de la période, en déduit
que la « passivité » des juifs n’était nullement liée
à leurs mode de vie spécial ou à leur histoire mais
aux circonstances objectives. Auteur d’une monographie sur le ghetto de Varsovie,
Gutman présenta sa nouvelle approche sur la coopération du Judenrat
avec les nazis : cette coopération est interprétée
à partir de ce qu’il appelle « le concept du travail », c’est-à-dire,
à partir de l’idée que si les juifs sont utiles économiquement
ils ne seront pas envoyés à la mort. Cela met en lumière
le fait que les membres du Judenrat n’ont pas compris la finalité
de la politique nazie, la façon dont les nazis les ont piégés,
et comment les chefs des Conseils juifs (comme on surnomma les Judenräte)
ont essayé d’assurer la survie du plus grand nombre possible. Même
Haim Rumkowski à la tête du ghetto de Lodz considéré
jadis comme le prototype du collaborateur pour avoir exécuté les
ordres et envoyé des dizaines de milliers des juifs à la mort,
bénéficie dès lors d’une attitude ambivalente[21].
Lors
de la conférence de Yad Vashem de 1977 consacrée au « leadership
juif dans les pays occupés par les Nazis », Gutman a avancé
sa thèse sur le « concept du travail « et Bauer a développé
une réponse à la thèse de Raul Hillberg invité
lui aussi qui présente le Judenrat comme un rouage de la
Solution finale. De nombreux autres travaux sur les Judenräte y
ont été présentés. Les premières monographies
sur les ghettos ont été publiées englobant l’histoire du
ghetto et de la résistance armée dans un récit : l’héroïsme
est remis dans son contexte historique, et le « peuple » regagne
une place comme sujet historique et non pas comme figurant[22].
Parallèlement
donc à la mémoire collective qui « se réapproprie
ses racines », et pour laquelle les juifs massacrés ne sont plus
écartés comme l’« autre », l’historiographie met en
place un récit plus ou moins complet de la vie et de la mort des juifs
en Europe. À la conférence de Yad Vashem en 1980, les historiens
ont reconnu la souffrance spécifique des survivants et leurs difficultés :
il y est question des camps de concentration nazis de leur structure,
de leur buts mais surtout, des différents aspects psychologiques
et des thérapies appliqués aux anciens détenus survivants
et à leurs familles[23]. La conférence
suivante (1983) fut une sorte de compte rendu sur l’état de l’historiographie
de la Shoah : les dirigeants sionistes (jadis considérés
comme des témoins) furent traités comme un sujet à part
entière, sur un pied d’égalité avec les autres dirigeants
juifs d’Europe et ailleurs[24]. La conférence
de 1985 se consacra aux survivants et à leur intégration réussie
après guerre, dans laquelle Israël a joué effectivement un
rôle important.
Mais
c’est justement à cette époque fin des années 1980
et début des années 1990 au moment où il semble
que la société israélienne ait atteint une maturité
suffisante pour vivre avec son passé, où les réussites
et les échecs de sa direction durant la guerre sont intégrés
dans un récit historique, où le biographe de David Ben-Gourion
(père fondateur de l’État), Shabatai Tevet, résume en quelques
pages l’attitude envers les juifs exterminés du principal dirigeant sioniste
depuis 1933, où Yad Vashem organise la première conférence
sur l’impact de la Shoah dans le « monde juif » (1993), que le débat
sur le leadership s’ouvre.
Le
livre qui a eu l’impact le plus important J’ai crié, mais sans
réponse (traduit en hébreu en 1985) a été
écrit par un juif religieux, Avraham Fuchs. Le livre est consacré
à l’histoire des négociations en Slovaquie entre la direction
juive et les nazis, et accuse l’Agence juive d’avoir ignoré, sinon saboté,
les efforts de sauvetage. Cette thèse, bien que répandue auparavant
dans des cercles orthodoxes, n’avait jamais reçu jusqu’alors d’écho
au sein du public laïc. L’atmosphère de déconstruction des
mythes fondateurs d’un côté, le poids accru des partis orthodoxes
de l’autre, font que les journaux y accordent alors une place importante. Porat
et d’autres historiens démentent les accusations dans la presse (plus
tard il y aura une nouvelle thèse de doctorat ainsi que de tables rondes
sur ce sujet) tout en révélant au public l’existence de textes
issus des milieux orthodoxes qui accusent ouvertement la direction sioniste
d’avoir collaboré avec les nazis[25].
Puis c’est l’ouvrage de Tom Segev, Le Septième Million, (1991),
le premier livre qui mette en perspective historique la place de la Shoah dans
la société israélienne. D’après Segev, la direction
sioniste ne considérait pas que c’était de son devoir de venir
au secours des juifs en Europe, mais que c’était plutôt celui des
Organisations juives de charité, telles que le Joint ; et
que lorsque l’Agence juive a changé d’attitude face à
la prise de conscience de l’extermination les dirigeants n’étaient
pas à la hauteur de la tâche, ainsi que le démontre le cas
des négociations avec les nazis menées par l’intermédiaire
de Kasztner en Hongrie. Le livre d’Aviva Halamish, Exodus la vraie
Histoire (1990) et celui d’Edit Zertal, De la Catastrophe au Pouvoir :
L’immigration illégale en Palestine, 1945-1948 (1996), montrent
comment la direction sioniste a consciemment manipulé la détresse
des survivants à ses propres fins notamment pour créer
un État. Tout récemment, Yosef Grodzinsky a publié un livre
qui porte sur les victimes de cette politique agressive dans les camps des personnes
déplacées[26]. L’Encyclopédie
de la Shoah, publiée par Yad Vashem (en anglais, New York, Macmillan,
1990) un autre signe de la fin d’une certaine historiographie
a été vivement critiquée, entre autre pour avoir favorisé
des sionistes, des organisateurs de sauvetages et des combattants, au détriment
de pans entiers de la population juive (religieux, bundistes, mais aussi intellectuels).
Deux livres qui réexaminent la question de la direction sioniste, confirment
la thèse de Porat sur la direction sioniste pendant la guerre tout en
mettant en lumière les limites idéologiques de celle-ci, et sont
à l’origine d’un autre cycle de débats sur le leadership
sioniste et l’historiographie[27]. Des
activistes sionistes à Genève et à Istanbul pendant la
guerre se sentent enfin suffisamment libres de tout encadrement idéologique
ou politique pour publier leurs mémoires, où ils mettent l’accent
sur leurs activités, leurs initiatives propres, face à l’indifférence
témoignée par leur direction.
Les
ripostes ne tardèrent pas à se manifester. Au nombre des réactions
très agressives, on trouve aussi beaucoup d’études nouvelles :
Tevet a écrit un très long article dans lequel il essaie de prouver
que le but de Ben-Gourion, en construisant un État indépendant
après la guerre était en lui-même le principal moyen de
sauver les juifs ; Irit Keynan, riposte contre les accusations de manipulation
exercées par les sionistes dans les camps des personnes déplacées,
et prétend que les survivants étaient en grande majorité
sionistes sinon au sens idéologique, du moins de façon
« existentielle » ; ou encore de nouvelles analyses concernant le
rapport entre la Shoah et le processus de la création de l’État
d’Israël[28].
Loin
de faire l’unanimité politique et d’être limité au phénomène
des « nouveaux historiens », le problème du leadership
sioniste pendant la guerre fait l’objet d’un débat vif, mais peu intéressant
de point de vue de la recherche historique : même si les juifs n’ont
été ni sauvés, ni même aidés par la direction
sioniste, ils n’en furent certainement pas les victimes non plus. Le retour
à cette même question, avec les même paradigmes (les mêmes
lignes de partage idéologiques et politiques, le concept du leadership
et son rôle), n’apporte que peu de réponses nouvelles, voire il
crée des positions « de guerre » pour ou contre le
leadership et produit des délégitimations qui rappellent
les années 1950 plutôt qu’un débat qui favorise l’analyse
historique.
Comment
expliquer l’acharnement des ripostes et cette évolution en forme de parabole
de l’historiographie malgré l’éloignement dans le temps et le
pluralisme culturel ?
En guise de conclusion
Il
est courant de qualifier ces débats, à l’instar d’autres débats
historiques, comme étant de nature idéologique, et opposant sionistes
et « post-sionistes », terme qui désigne ceux qui voient
le sionisme comme une idéologie dépassée car son but principal
la création d’un État juif a été atteint[29].
Les post-sionistes attaquent les « leçons » sionistes de
la Shoah, telles qu’elles sont formulées par les « vieux
» historiens du mouvement sioniste comme Yosef Gorni. Celui-ci a été
choqué par la décision de certains cercles palestiniens de commémorer
leur « catastrophe » nationale (Al Nikbeh, en arabe, qui
signifie « catastrophe », comme son synonyme hebraïque «
Shoah »), le jour même de la déclaration de l’Indépendance
d’Israël. Il n’insiste pas seulement sur la différence entre les
deux « catastrophes » ce qui va de soi mais aussi,
et surtout, s’insurge contre une démarche politique destinée à
démanteler « la base morale sur laquelle a été créé
l’État juif la Shoah ». Gorni demande donc aux Palestiniens
et à leurs amis juifs, d’insister sur l’unicité de la Shoah, car
elle explique et justifie l’existence d’Israël[30].
Si les post-sionistes ne mettent pas en cause l’existence de l’État,
la place primordiale accordée à la Shoah dans le contexte
politique et académique actuel est conçue par eux plutôt
comme une autre barrière idéologique qui sert à distinguer
en Israël même, les citoyens juifs des non-juifs, sinon d’ignorer
l’histoire plus récente qui leur est commune. Cette position est répandue
surtout parmi les représentants de la nouvelle génération
des universitaires, une génération marquée par la «
guerre du Liban » (1982) et l’Intifada, les premières «
guerres » considérées à la fois comme « sales
» (surtout à cause des conflits avec une population civile non-armée)
et non nécessaires pour la défense d’Israël. Formée
dans les années 1960 et 1970, dans les années de la prospérité
économique et du libéralisme, cette génération est
plus ouverte à l’idée d’un État qui soit au service de
ses citoyens juifs et arabes , plutôt qu’à celle d’un
État qui leur demande de le défendre les armes à la main.
C’est aussi une génération qui se méfie de l’idéologie
de toute idéologie comme d’une menace contre l’autonomie
individuelle, et considère le leadership comme manipulateur par
nature. De tels points de vue, mettent le récit historique en cause et
changent le regard historique. C’est donc la génération qui se
veut libérée du joug du passé sioniste et du poids excessif
accordé à la mémoire de l’extermination des juifs, et cherche
de nouvelles voies pour façonner son identité ; or, c’est,
aussi, la génération de Netanyahou et Barak. La distance historique
nourrit donc deux consciences contradictoires de la Shoah.
D’un
autre côté, ceux qui défendent le lien direct entre l’existence
de l’État et la Shoah notamment sur le plan moral , reflètent
souvent le regard historique de la génération précédente,
celle qui a assisté à la transition dramatique du Génocide
à la souveraineté, au passage du statut de minorité persécutée
à celui de majorité indépendante. Leur expérience
personnelle est vécue comme l’ultime affirmation de la Rédemption
qui a suivi la Shoah : l’État juif ![31]
Ils sont prêts à défendre à tout prix cette leçon
de l’histoire, au moins tant que l’existence de l’État sera menacée
à leurs yeux. Dans cette perspective, la remise en question de l’unicité
de la Shoah est souvent identifiée au négationisme, et n’est,
par conséquent, guère débattue parmi les universitaires
israéliens.
On
peut donc résumer le débat hisotriographique autour de la Shoah
en ces termes : ce qui pour les uns est devenu un élément
fondamental de leur existence en Israël est pour les autres un syndrome
de manipulation de leur identité ; les uns veulent sauver le récit
qui fournit une base de solidarité non religieuse entre les juifs dans
le monde entier, tout en voyant dans Israël le gardien de cette mémoire ;
les autres veulent détacher ce lien des juifs, en portant leur regard
vers l’avenir et vers une nouvelle définition de la société.
En d’autres termes, le débat sur le leadership juif pendant
la Shoah est motivé, en grand partie, par le débat sur
la nature de la société israélienne, qui lui, est responsable
de la vivacité du premier.
En
effet, les participants au débat ont beaucoup de choses en commun en
ce qui concerne le rapport avec le passé. Société d’immigration
qui définit son identité autour de liens compliqués entre
nation et religion, Israël mène un combat violent avec ses voisins
et accorde, par conséquent, une importance fondamentale à la narration
de son origine. Or, face à une conception nationaliste et religieuse,
les historiens tous sont favorables à un récit historique
visant à construire une identité nationale et non religieuse.
Cette identité se construit à travers la conscience historique
plutôt qu’à travers la mémoire traditionnelle. Pourtant,
au centre de ce lien avec l’Histoire se trouve la mémoire du Génocide.
Cette
mémoire nationale reste un lien commun, qui remplace le religieux et
l’idéologique comme fondement de l’identité israélienne.
Son importance relève donc du présent et se reflète dans
l’historiographie : la mise en valeur des liens entre le Génocide
et la société israélienne et non pas de la coupure ;
la périodisation de la Shoah souvent désignée
comme « la période de la Shoah », dont la durée oscille
entre 4 et 12 années qui traite de la destruction des juifs comme
un chapitre à part, hors du contexte européen en général
et de la Seconde Guerre mondiale en particulier ; et enfin, le débat
autour du leadership juif conçu comme le représentant de
tous les juifs, et autour de la direction sioniste comme force politique indépendante.
La
question de savoir si une identité collective de la société
israélienne basée sur la Shoah peut être en concurrence
avec l’identité religieuse fondamentaliste reste ouverte. De ce
point de vue, le vieux Dinur avait quand même posé une bonne question :
comment peut-on former une identité nationale juive sur la base des persécutions
et de l’extermination, et enchaîner la jeunesse israélienne à
une longue histoire juive, sauvegarder l’identité juive historique, tout
en l’interprétant de façon moderne et non-religieuse. Seulement
sa réponse n’était pas la bonne.
Notes :
- [1]
Le Leadership juif est un terme propre à l’historiographie de la Shoah.
Il désigne tantôt les dirigeants des communautés juives
en Europe sous l’occupation nazie, tantôt les différentes organisations
juives mondiales qui existaient avant la Seconde Guerre mondiale et qui prétendaient
représenter les intérêts du peuple juif, notamment l’Agence
juive, l’exécutif du mouvement sioniste. Mais il n’y avait pas en effet
une direction juive unique avant et pendant la Seconde Guerre mondiale : au
contraire, il s’agissait alors de l’apogée de la diversité géographique,
culturelle et politique de l’histoire juive contemporaine.
- [2]
Dominique Vidal, Le Péché originel d’Israël ; L’Expulsion
des Palestiniens revisitée par les « nouveaux historiens »
israéliens, Paris, Éditions de l’Atelier, 1998 ; Ilan Greilsammer
(ed.), Représenter Israël, Paris, 1993. Cf. aussi , « Israeli
Historiography Revisited », numéro spécial de History
and Memory, 7 (1), printemps-été 1995.
- [3]
Libération, 24 avril 1998.
- [4]
Gulie Né’eman Arad, « From memory into History : The Changing
Position in Israeli Consiousness », in Deborah Dash Moore and Ilan Troen
(ed.), Divergent Centers : Shaping Jewish Cultures in Israel and America,
Yale University Press (sous presse).
- [5]
Libération, 24 avril 1998.
- [6]
7 avril 1992, cité par Tom Segev, Le Septième Million. Les Israéliens
et le Génocide, Paris, Liana Levi, 1993, p. 588.
- [7]
Cf. Hanna Yablonka, « The Law Against the Nazis and Nazi Collaborators
: An Additional Perspective to the Issue of Israelis, Survivors and the Shoah
», Kathedra, 82 (décembre 1996 ), p. 135-152
- [8]
Ben Zion Dinur, Historical Writings, 1 : Bemifneh Hadorot (Le changement des
générations), Mosad Bialik, Jerusalem, 1955, p. 19-68. Sur Dinur,
voir Uri Ram, « Zionist Historiography and the Invention of Modern Jewish
Nationhood : The Case of Ben Zion Dinur », History and Memory, 7 (1),
p. 91-124.
- [9]
Cf. Hanna Yablonka, Ahim Zarim (Frères étrangers), Yad Ben Zvi,
Jerusalem, 1977. (En hébreu).
- [10]
Tom Segev, op. cit., p. 19. Cf. aussi, Yaël Zrubavel, Recoverd Roots
: Collective Memory the Making of Israeli National Tradition, Chicago University
Press, 1994.
- [11]
Né’eman-Arad, art. cit. ; Yehiam Weitz, « Political Dimensions
of Holocaust Memory in Israel During the 1950s », Israel Affairs, 1(3),
1955, p. 129-145 ; Eliezer Don-Yehia, « Memory and Political Cultures
: Israeli Society and the Holocaust », Studies in Contemporary Jewry,
IX, 1993, p. 139-162.
- [12]
« Pour oublier », Haaretz, 16 mars 1988. p. 18 [en hébreu].
Voir également, Moshe Zuckermann, « The Curse of Forgetting :
Israel and the Holocaust », Telos, 78 (hiver 1988-1989), p. 43-54.
- [13]
Voir, par exemple, Nicolas Weil et Annette Wievorka, « La construction
de la mémoire de la Shoah : Les cas français et israélien
», Les Cahiers de la Shoah, 1994, p. 163-191.
- [14]
Jewish Resistance During the Holocaust, Yad Vashem, Jérusalem, 1968.
- [15]
Arthur D. Morse, While Six Million Died : A chronicle of American Apathy,
New York, Random House, 1967 (traduit en Hébreu en 1968) ; Henri Feingold,
The Politics of Rescue, The Roosevelt Administration and the Holocaust, New
Brunswick/New Jersey, Rutgers University Press, 1970 ; David S. Wyman, Paper
Walls : America and the Refugee Crisis, 1938-1941, Amherst, University of
Massachusetts Press, 1968 et Bernard Wasserstein, Britain and The Jews of
Europe, 1937-1945, Oxford, Clarendon Press, 1979.
- [16]
Publiés en Français : Walter Laqueur, Le Terrifiant secret :
la « solution finale » et l’information étouffée,
Paris, Gallimard, 1981 ; Martin Gilbert, Auschwitz and the Allies, the Politics
of Rescue, Michael Joseph Ltd (Grande-Bretagne), 1981.
- [17]
Principales références de l’historiographie israélienne
: William Shirer, The Rise and fall of the Third Reich, Londres, 1960 ; A.
J. P Taylor, The Course of German History, Londres, Methuen, 1961.
- [18]
Rescue Attempts During The Holocaust, Yad Vashem, Jérusalem, 1977 ;
Yehuda Bauer, American Jewry and the Holocaust : The American Joint Distribution
Comittee : 1939-1945, Detroit, Wane State University Press, 1982.
- [19]
Sh. Beit-Zvi, Hazionut HaPost Ugandistit, publié par l’auteur, Tel-Aviv,
1977.
- [20]
En anglais : Dina Porat, The Blue Star and the Yellow Starr of David, Cambridge,
Harvard University Press, 1990 . Voir aussi, Dalia Ofer, The illegal Immigration,
Escaping the Holocaust, New York, Oxford University Press,1990.
- [21]
Patterns of Jewish Leadership, Yad Vashem, Jérusalem, 1979.
- [22]
Ibid. Voir, parmi d’autres travaux, Y. Trunk, Judenrat, New York, Stein and
Day Publishers, 1977.
- [23]
The Nazi Concentration Camp, Jerusalem, Yad Vashem, 1984.
- [24]
The Historiography of the Holocaust Period, Jerusalem, Yad Vashem, 1987 ;
She’erit Hapletah, 1944-1948, Rehabilitation and Political Struggle, Jerusalem,
Yad Vashem, 1990. Voir aussi : Leni Yahil, Hashoa, New York, Oxford University
Press, 1990 (publication en hébreu, 1987).
- [25]
Shabtai Tevet, Kin’at David, vol 3, Tel Aviv, Shocken, 1987 (en hébreu)
; Avraham Fuchs, The Unheeded Cry, Brooklyn, Mesorah, 1986 ; Dina Porat, «
Amalek’s Accomplices : Blaming Zionism for the Holocaust. Anti-Zionist Ultra-Orthodoxy
Orthodoxy in Israel During the 1960’ », Journal of Contemporary History,
27, 1992, p. 695-729.
- [26]
Aviva Halamish, Exodus, Tel Aviv, Am Oved, 1990 ; Edith Zertal, Zehavam Shel
Yehudim ; L’immigration illégale en Palestine, 1945-1948, Tel Aviv,
Am Oved, 1996 ; Yosef Grodzinsky, Homer Enoshi Tov (Matériel humain
de qualité), Hed-Arzi, Or-Yehuda, 1998 (en hébreu).
- [27]
Cf. par exemple, Yosef Grodzinsky, « The Holocaust, the Yishuv, Its
Leaders and their Historians : (1) The Case of Weismandel from Bratislava,
for Example », Haaretz, 8 avril 1994 ; « Refuted Chains and Forgotten
Episodes », Haaretz, 15 avril 1998. Pour la thèse de Yehiam Weitz,
cf. son article, « Yishouv, Golah et Shoah. Myth et réalité
», Pardès 14, 1991, p. 172-194.
- [28]
Cf. Major Changes within the Jewish People in the wake of the Holocaust, Yad
Vashem, Jérusalem, 1996.
- [29]
Dan Michman, « Heker Hatzionut lenohach HaShoa » (La recherche
du Sionisme face à la Shoah) in Yehiam Weitz (ed.), Bein Khazon LeRevisia
: Mea Shnot Historiograpia Zionit (Cent ans d’historiographie sioniste), Jérusalem,
1997, p. 145-169 ; Dina Porat, « Contemporary Historiography of Zionist
Efforts During the Holocaust Period », Yahadout Zemanenu ( Judaïsme
contemporain) vol. 6, 1990, p. 117-131.
- [30]
Yosef Gorni, « Hashoa Shelanu, Hanikba Shelahem » (Notre Shoah,
leur Nikbah), Haaretz, 24 avril 1998. Cf. aussi, Gorni, « The Ethos
of the Holocaust and State and its impact on the Contemporary Image of the
Jewish People », Major Changes Within the Jewish People in the Wake
of the Holocaust , Yad Vashem, Jérusalem 1996, p. 709-732.
- [31]
Cf. Eliezer Schweid, « Changing Identities in the New Europe and the
Consequences for Israel », in Jenathan Webber (ed.), Jewish Identities
in the New Europe, Londres, Littman Library of Civilization, 1994, p. 42-54.
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